Vincent Lengagne, entrepreneur multirécidiviste de 36 ans, se définit au départ comme un « fils de paysan du Pas-de-Calais ». Celui qui œuvre aujourd’hui à « rendre soutenable l’impact des humains sur leur environnement, dans l’industrie et la mobilité » revient ici sur l’ensemble de son parcours.
Du salariat à l’entrepreneuriat, de la découverte des CAE au développement d’une « boîte à vélo » créatrice d’emplois, de la revente de son activité au rebond via le déploiement de nouvelles aventures entrepreneuriales… Tricoté entre ses envies, ses valeurs et les opportunités des rencontres, Vincent a aussi construit ce parcours à travers le pragmatisme qui le caractérise.
L’expérience d’un grand groupe
À 20 ans, Vincent fait des études d’ingénieur en réseau Télécom, « un peu par hasard » avant de se réorienter rapidement vers le commerce. Après deux années en apprentissage, il décroche son premier poste de responsable commercial dans une grande entreprise « leader mondial des pneumatiques ».
Dans ce grand groupe, Vincent découvre une autre échelle que celle des entreprises familiales et locales qu’il connaissait jusque-là. Comme toutes les nouvelles recrues, il a droit à une formation interne aux techniques commerciales et méthodes de vente propres au groupe. Il est envoyé en stage sur le terrain auprès des commerciaux plus aguerris qui jouent le rôle de tuteurs. Vincent se retrouve dans la branche agricole, envoyé en Champagne-Ardennes.
Après quelques années, il demande une mutation pour revenir dans sa région natale et se retrouve dans le domaine des poids lourds sur la Côte d’Opale. Loin du siège social situé à Clermont-Ferrand, les « voyageurs de commerce » dont il fait partie travaillent de chez eux suite à la disparition des bureaux régionaux. Trouvant cela « tristoune », Vincent lance alors l’idée de se retrouver entre collègues pour travailler ensemble, improvisant des co-workings informels… Une anecdote qui préfigure un penchant latent pour le coopératif ?
Le grand virage entrepreneurial
En 2016, installé à Lille et voyant peu de perspectives d’évolution professionnelle dans son entreprise sans quitter sa région, Vincent sent alors monter l’envie de monter sa propre boîte. D’autant plus que « le fait de contribuer à la croissance du transport routier commençait à me poser des questions ». Cela arrive à un moment particulier de sa vie, comme il l’explique : « je venais d’avoir mon premier enfant, je ne voulais plus faire d’allers et venues en voiture dans tous les sens. Je voulais faire du vélo, travailler avec mes voisin·nes et pouvoir déposer mon fils à la crèche tous les matins. »
Dès lors, Vincent s’intéresse aux métiers porteurs où manque la main d’œuvre : « ma démarche est assez pragmatique », concède Vincent.
…« ma démarche est assez pragmatique », concède Vincent.
Il découvre alors que les métiers de l’entretien sont en tension, et en particulier celui de laveur·se de vitres. Il raconte : « Je me suis dit : tiens ça c’est rigolo ! J’ai jamais essayé : je le fais ! ». Il achète un peu de matériel et s’essaye à la tâche : il s’en tire bien, sa grande taille (1,98 m) et son caractère méticuleux étant deux avantages essentiels pour cette activité. Il examine alors le taux horaire, fait « des calculs vite fait dans (s)a tête » et décrète que ce métier peut se faire en proximité et en vélo cargo. C’est comme ça que Vincent invente son service et sa marque : La VitroCyclette.

Vincent Lengagne sur le vélo cargo de La VitroCyclette, prêt à arpenter les rues de Lille ! Crédit Photo : Bénédicte Lengagne pour le blog Bike Café.
Choisir un statut pour entreprendre
Au départ, Vincent monte son activité en microentreprise et demande à Pôle Emploi le versement des indemnités restantes dans le cadre de cette création. Alors que Vincent réalise un stage préalable à l’installation (SPI) à la Chambre des métiers, un comptable le confronte à une difficulté administrative : il ne peut pas facturer à la fois des particuliers et des entreprises avec un statut unique. En effet, il existe un crédit d’impôts pour le service à la personne, à condition d’être agrémenté. Et pour être agrémenté, il faut avoir une entreprise qui ne fait que du service à la personne. Difficile de monter deux boîtes à la fois en étant seul !
Le comptable lui parle alors de la CAE Grands Ensemble. En rencontrant cette CAE, Vincent découvre aussi Alterna, une CAE qui ne fait que du service à la personne, créée en 2008 par des entrepreneur·es de Grands Ensemble, notamment des jardiniers, qui voulait se positionner dans ce champ. Finalement, Vincent décide d’intégrer les deux CAE.
Il raconte ce choix : « Pour moi le choix des CAE c’était optimisé, opérationnel, hyper pratique. Ça me permettait de pouvoir me concentrer sur mes client·es et ce qui m’intéressait le plus, à savoir créer une marque et la développer. Ça a été un facteur de réussite commerciale très concret de la réussite de la VitroCyclette : avec peu d’efforts, j’avais tout ce qu’il me fallait. »
« Pour moi le choix des CAE c’était optimisé, opérationnel, hyper pratique…»
Un processus d’acculturation à l’ESS
Se lançant dans cette activité, Vincent découvre tout un univers : celui de l’entrepreneuriat à vélo. Il rejoint l’association « Les boîtes à Vélo » et, via une opportunité offerte par le réseau des CAE, il intègre avec d’autres entrepreneur·es à vélo « Le Hangar », local en sous-sol d’un bâtiment en transition du Vieux-Lille.
Revenant sur sa découverte de ces mouvances inscrites dans l’économie sociale et solidaire, Vincent confie : « Ce n’est pas du tout ma culture au départ ! Aujourd’hui ça l’est devenu, par contact avec des gens qui ont cette culture-là. C’est venu à moi, et je me suis adapté ! Mais pendant longtemps, de manière caricaturale, j’étais un peu le capitaliste de l’asso ! Et quand j’allais du côté des jeunes dirigeant·es, dans des réunions très « business », je passais pour un communiste ! Je suis un peu entre les deux… Finalement je ne suis ni un pur militant associatif, ni un mec du côté des actionnaires… ».
Vincent le rappelle, pour lui le vélo est d’abord un choix pragmatique, pour « pouvoir aller partout avec mon gosse ».
Certes, tout cela résonne avec ses valeurs et ses choix de vie (réduire sa consommation, favoriser le zéro déchet, pouvoir vivre et travailler localement…), « mais au départ, ce n’est pas une idéologie » précise-t-il.
Pour autant, Vincent analyse : « La CAE m’a aidé au départ de manière informelle : les gens me choisissaient ou me recommandaient aussi parce que j’étais membre de la CAE, parce que je m’inscrivais dans ce mouvement coopératif qui a un capital sympathie. Pouvoir être mis en réseau comme étant d’une même et seule famille, c’est aussi ce qui permet aux jeunes entrepreneur·es de ne pas être isolé·es. »
Succes story entrepreneuriale
Avisé par sa précédente expérience de commercial, Vincent mise d’emblée sur une certaine visibilité : logo travaillé par une graphiste, vélo cargo customisé, tenue de travail repérable, carte de visite prête à être dégommée. En intervention chez ses client·es, les vélo cargos servent de supports publicitaires in situ : « c’est essentiel quand on travaille en hyper local, pour que les gens nous identifient : ils nous voient laver des vitres dans le quartier, ils nous appellent ensuite parce qu’ils nous connaissent. Être visible, être au contact des clients, toujours laisser une trace : c’est ce que j’avais appris en tant que commercial ».
En 2019, ses premiers clients seront des boutiques zéro déchet de Wazemmes : « ça a fait une démonstration sur place et j’ai posté la vidéo sur Facebook : à cette époque le réseau social avait encore pas mal d’impact, sans trop d’efforts ».
Bien vu : l’activité se développe rapidement. Après quelques mois seulement, Vincent passe en CDI via deux mi-temps dans chacune des CAE qu’il a intégré.Très vite, il commence même à embaucher d’autres personnes.

En 2018, Vincent et la VitroCyclette sont mis en avant dans la campagne d’affichage « Les lillois ont du talent » orchestrée par la Ville de Lille.
Avec le recul, Vincent raconte : « Ce que je voulais, intrinsèquement, c’était montrer à ceux qui disaient que j’étais fou de quitter une grosse boîte que je pouvais réussir à travailler seul, à vélo, et à entretenir une vie familiale, dans tous les sens du terme. Quand j’ai commencé à embaucher d’autres personnes, les gens ont compris que ça marchait pour moi. »
Un travail d’équipe
David, le premier salarié, arrive par le bouche à oreilles. D’autres embauches auront lieu via le réseau de client·es ou via Facebook. Au fil de son histoire 20 personnes passeront par la VitroCyclette, l’équipe ayant atteint jusqu’à 6 laveurs de vitres œuvrant en simultané. Quand Vincent trouvait un candidat, il le ramenait dans les CAE qui géraient ensuite leurs contrats. « De manière assez dogmatique », le souhait de Vincent est alors de ne travailler qu’avec des entrepreneur·es en CDI dans la CAE, valorisant avant tout leur autonomie.
…le souhait de Vincent est alors de ne travailler qu’avec des entrepreneur·es en CDI dans la CAE.
Vincent précise : « Au départ, les CAE ne sont pas faites pour embaucher des salarié·es, même si Grands Ensemble a bien voulu le faire. Mais c’est quand même une prise de risques pour la CAE… Je me suis vite retrouvé un peu hors du cadre initial… Du coup, j’ai souvent eu à faire à l’équipe support et à des juristes, pour chercher des solutions ensemble. »
Vincent fournissait un vélo cargo et un équipement par entrepreneur, organisait les plannings, puis laissait chacun réaliser ses missions à partir de process qu’il avait créés. Parmi ses salariés, on trouvait des profs, des ingénieurs… Vincent explique : « C’était souvent des gens qui voulaient tester une activité écolo, mais sans prise de tête. Ils écoutaient des podcasts en travaillant, ça les ressourçait, et après un moment ils partaient vers de nouveaux projets… ».
Ayant par ailleurs délégué l’administratif et le commercial à des sociétés locales de sous-traitance, Vincent n’a plus qu’à piloter tout cela depuis son bureau, intervenant ponctuellement sur du service après-vente. L’activité de la VitroCyclette fonctionne si bien que Vincent envisage un temps d’essaimer sur d’autres territoires et de développer d’autres services à vélo.
Gérant d’Alterna
En juin 2021, Vincent se retrouve gérant de la CAE Alterna. Dans un moment de structuration de la coopérative, il est en effet invité par ses collègues à prendre ce rôle. Sans autre salarié·e que ses entrepreneur·es, la CAE Alterna prend en charge 13 activités en direction des particuliers (sur les 26 référencées officiellement) dont les cours à domicile, le petit jardinage, le petit bricolage, la garde d’enfants, la livraison de repas, les services d’informatique à domicile, le ménage, l’assistance administrative.
Un avantage fiscal de 50% de crédit d’impôt est proposé aux client·es de ces services.
Vincent fera de son mieux pour tenter d’attirer de nouveaux et nouvelles entrepreneur·es dans la CAE, espérant un décollage sur les activités de cours à domicile. Depuis ce rôle de gérant, Vincent explique : « Moi j’ai une grande frustration, c’est l’inertie et la lenteur du développement de ce statut d’entrepreneur·e salarié·e. Sans jeter la faute à quiconque, je pense que les pouvoirs publics et les accompagnant·es institutionnel·les sous-estiment fortement la puissance de ce statut et ce que ça peut procurer en termes de sécurité. »
Inventer une session d’activité
Juin 2022 : des difficultés de recrutement se font sentir à la VitroCyclette, alors que l’agenda est rempli de commandes. L’équipe s’est délitée peu à peu et Vincent ressent l’envie de changer afin « de (s)e nourrir de nouvelles choses ». Sans trop y croire, il lance qu’il cherche un ou une repreneur·se. Élisabeth, salariée dans une fromagerie cliente de la VitroCyclette, se montre intéressée.
C’est la première fois que la CAE est face à cette situation : la revente d’une activité développée en son sein par l’un de ses entrepreneurs. Les salarié·es de l’équipe support de Grands Ensemble planchent sur la situation pour innover au niveau juridique. Elisabeth intègre à son tour la CAE et un contrat de session puis une convention sont mises en place. Vincent et Élisabeth testent d’abord un système de pourcentage puis finissent par se mettre d’accord sur un prix fixe.
Nouveau virage, toujours en CAE
Vincent clôture donc son activité dans les deux CAE par rupture conventionnelle et s’inscrit à Pôle Emploi. Peu de temps après, il revient en CAPE chez Grands Ensemble avec une nouvelle activité : consultant conseil pour les entreprises sur le stationnement à vélo avec Olvéole+ et la mise en place de « plans vélo » auprès de structures professionnelles via O.E.P.V (Objectif Employeur Pro-vélo). Également investi dans l’association de parents d’élèves de son quartier, il intervient auprès de parents et d’enfants sur les questions d’éco-mobilité.
Fort de cette envie de transmettre, Vincent se donne un peu de temps pour chercher « des projets qui (l)e portent ».
Comme il l’explique, ce moment-là a été rendu possible par le fruit de son travail et de ses choix de gestion : « J’ai travaillé sur la VitroCyclette en CAE pendant 7 ans, en veillant à avoir un salaire assez élevé. Ce choix m’a permis de créer ce temps de rebond et de réflexion assez confortable, qui augmente mes chances de réussite sur un nouveau projet. Sans ce statut d’entrepreneur-salarié, j’aurais dû tout de suite repartir sur un autre projet ou redevenir salarié. Peut-être que j’aurai gagné plus d’argent à court terme, mais j’ai choisi le modèle de la sécurité sociale et je m’y retrouve complètement aujourd’hui. »
À cette période, Vincent entrevoit très clairement un autre avantage dans le choix d’entreprendre en CAE : « Pour moi le gros avantage de la CAE c’est d’être hyper flexible et mobile dans tout ce que l’on veut tester comme idée, avant même de chercher à en vivre. Avec le Contrat d’appui au projet d’Entreprise, je peux facturer tout type de service et me constituer une trésorerie, sans que cela ait un impact sur mes indemnités chômage ».
Piloter un tiers-lieu, pourquoi pas Vincent ?
Parallèlement, Vincent suit en 2023 la formation « Piloter un tiers-lieu » proposée par la Compagnie des Tiers-Lieux, réseau professionnel largement inscrit dans les CAE des Hauts-de-France. Vincent explique : « J’ai fait ça pour m’occuper en attendant… mais aussi parce que j’avais le projet, à moyen terme, de récupérer un lieu de production et d’en faire un tiers-lieu… à un moment j’ai aussi pensé reprendre une épicerie-buvette ».
Dans cette période de transition, l’entrepreneur confie : « Bien que j’aie enlevé plein de casquettes de ma tête, j’ai encore tendance à lancer plein de choses et j’ai parfois du mal à choisir ! ».
Un profil de créateur que la formation « Piloter un tiers-lieux » lui permettra de conscientiser, même si Vincent ne s’engagera finalement pas dans cette voie professionnelle.

Vincent Lengagne témoigne sur le site de La Compagnie des Tiers-Lieux.
Relocaliser la production de vélos
Finalement, Vincent se fait embarquer de bonne grâce dans un tout autre projet sur la création de vélo cargos en ultra-local : le projet OTwo.
Motivé par le challenge de la réindustrialisation, c’est-à-dire « le fait de fabriquer des objets qui ont du sens au plus près des consommateur·trices », Vincent s’y consacre pendant 6 mois.
Si le concepteur du projet sort un prototype convaincant, rendre la production industrialisable se révèle plus ardu que prévu. La viabilité économique du projet n’étant pas au rendez-vous, du moins pas dans la temporalité que Vincent et ses acolytes s’étaient fixés, il a été mis en pause.
De cette expérience, rendue possible elle aussi grâce au statut particulier du contrat CAPE, Vincent ne garde que le bon côté : « C’est toujours enrichissant ! Ça m’a fait découvrir des choses qui m’intéressaient sur la fabrication des vélos. Ça m’a ouvert des horizons, permis de me faire une idée, de réaliser aussi la difficulté de ces milieux industriels ». Il n’imaginait pas encore qu’il allait justement rebondir dans ce secteur !
Décarbonner l’industrie
De nouveau disponible, Vincent se fait recruter en mai 2024 par la société de conseil 450 ppm. Celle-ci développe des solutions pour l’émergence de nouvelles capacités d’énergie renouvelables, autrement dit elle contribue à décarbonner l’industrie, en particulier dans la région Grand-Est. Ainsi, Vincent travaille à ce que des usines de l’industrie primaire remplacent leurs usages de gaz et de charbon (énergies fossiles) par des énergies vertes, en l’occurrence de la biomasse issue de bois ou de déchets forestiers.
Il veille à construire des partenariats sur le long terme, trouvant via les industriels des débouchés durables pour les scieries, les menuiseries et les bûcherons du territoire.
Vincent résume : « en gros, je monte une filière de biomasse en m’assurant que cela soit fait de manière responsable, avec des forêts gérées de manière durable. »
Pour remplir cette mission de chef de projet qui l’occupe quasiment à temps plein, Vincent a choisi de rester chez Grands Ensemble, où il repasse en CDI à parti d’octobre 2024. Son profil d’entrepreneur a clairement joué à sa faveur, le directeur de 450ppm recherchant « quelqu’un qui soit autonome de A à Z et qui ait de la flexibilité ».
Continuité et changement d’échelle
Bien loin le vélo et les débuts avec la VitroCyclette ? Oui et non, car pour Vincent, un lien perdure : « Je ne travaille plus à vélo, mais je reste centré sur la question de la soutenabilité des activités humaines. Je suis guidé par l’envie de contribuer à rendre plus clean une industrie qui reste essentielle à nos modes de vie. Et là on parle en tonnes d’énergies fossiles économisées : c’est vraiment un changement d’échelle dans le choix de mon impact. »
Qui plus est, le projet dont il a la charge comporte d’autres externalités positives : « Ce projet c’est aussi contribuer à rendre soutenable les industries ici, plutôt que de les délocaliser. Il y a du sens pour moi à créer des liens entre différents acteurs pour favoriser le maintien d’emplois locaux ». D’autres projets, autour du photovoltaïque, sont également en train d’émerger chez 450ppm, « une boîte jeune » qui offre à Vincent encore plein d’opportunités de nouveaux métiers à découvrir…
Et Vincent de conclure : « La VitroCyclette aura été une bonne école pour appendre à donner satisfaction à des client·es, pour apprendre à être responsable d’une activité. Grâce à ce parcours en CAE, je me connais mieux moi-même. »